Sophie Power : la bonne photo au mauvais moment

Course à pied

, by Katherine Turner

Sophie Power breastfeeding at an aid station during UTMB 2018. Photography by: Alexis Berg

Cet article a été initialement publié en octobre 2018. Nous le publions à nouveau en l’honneur de Sophie Power qui parlera de « l'élimination des barrières pour les femmes dans le trail running et de l'histoire derrière cette photo » le jeudi 31 août à l’UTMB, en compagnie d’autres invités. Cette photo, qui a également été choisie par le quotidien britannique The Guardian comme l’une des 50 photos qui ont remodelé le sport, a contribué à modifier la politique de l’UTMB en matière de grossesse. La course offre désormais un remboursement complet, ou un accès prioritaire aux éditions suivantes, aux athlètes qui doivent reporter leur participation en raison d’une grossesse.

Même s’il reste encore trois mois avant la fin de l’année, nous pouvons déjà affirmer que cette photo figurera parmi les meilleurs clichés de l’année 2018. Alors que les femmes doivent encore se battre pour obtenir ce qu’elles méritent, y compris sur les routes et les sentiers que nous aimons tant, tous les commentaires, kudos et partages de cette photo confirment ce que toutes les sportives savent déjà : le chemin est encore long. Les coureuses doivent encore et toujours surmonter des obstacles pour pouvoir s’aligner sur la ligne de départ d’évènements qui célèbrent pourtant bien souvent la liberté et la simplicité. De la peine de ne pouvoir remettre à plus tard la course de leurs rêves en cas de grossesse aux réprobations qu’elle peuvent subir en allaitant en public, sans oublier les inégalités en termes de revenus et de promotion, les sportives n’ont pas la possibilité de se présenter sur les courses, de se préparer, d’être attendues ou célébrées de la même manière que les hommes.

Ce n’est pas pour faire passer un message que Sophie Power a entrepris de courir l’UTMB – une course de trail mythique de 170 km autour du mont Blanc – trois mois seulement après avoir donné naissance à son fils Cormac. Elle a participé à cette course parce qu’elle ne pouvait pas se résoudre à renoncer à un rêve qu’elle pourchassait depuis quatre ans. « Bien sûr, si j’avais pu remettre ma participation à plus tard, je n’aurais pas hésité une seconde à le faire » affirme Sophie. « J’avais gagné ma place en 2014, mais je l’ai perdue, car j’étais enceinte et je n’avais pas pu différer ma participation. J’ai tenté de participer à la CCC [une course de 101 km qui fait partie des courses de l’UTMB] en 2015, puis j’ai tenté de participer à l’UTMB en 2016 et en 2017. Comme je n’avais pas été sélectionnée au tirage au sort deux années de suite, j’avais obtenu mon inscription pour 2018 sans devoir passer par le tirage au sort » explique Sophie. « Je savais que je n’obtiendrai pas d’autre occasion avant très longtemps. »

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les athlètes peuvent obtenir un report de leur inscription en cas de blessure, mais pas en cas de grossesse. Pourtant, ce cas de figure n’est pas rare. À notre époque, alors que des femmes dirigent de grandes entreprises et que le partage équitable des responsabilités parentales entre les pères et les mères gagne du terrain, souffrir d’une déchirure au mollet apparaît encore comme une raison plus valable de reporter une course que le fait de porter un enfant. Des coureuses perdent leur place, en dépit des efforts qu’elles ont accomplis pour se qualifier et leur beau rêve vole en éclats parce que les organisateurs estiment qu’il serait peut être trop compliqué ou peu pratique de les autoriser à reporter leur participation.

Photographie: Alexis Berg

Sophie n’a pas voulu renoncer à sa place sur la ligne de départ de l’UTMB, obtenue au prix de tant de travail. Elle était déterminée à courir. « Même si je ne pensais pas vraiment que je serai sur la ligne de départ, l’UTMB était inscrit dans mon agenda et je me disais « OK, chaque semaine, je vais aller à la salle de sport et même pendant mon premier trimestre, quand je serai complètement crevée, j'essaierai quand même de rester en forme », confie Sophie. « Je cherchais plus à m’accorder du temps pour moi qu’à atteindre un certain niveau de forme ou à être sûre de pouvoir courir le jour J. »

Comble de l’ironie pour Sophie, dont l’histoire à l’UTMB a largement été associée à cette photo, cette course a eu sur elle un effet inverse : elle a représenté le moyen de se définir autrement qu’en tant que mère. « Lorsque certaines coureuses passionnées deviennent mères, elles endossent un nouveau rôle et souhaitent laisser tomber tout le reste. Elles veulent seulement s’occuper de leur enfant ; cela suffit à les combler de bonheur » dit Sophie. « D’autres femmes, et elles sont nombreuses, ne veulent pas se perdre dans la maternité. Elles ont besoin de pouvoir s’échapper. Elles ne peuvent pas y consacrer 100 % de leur temps. Notre vie comporte plusieurs centres d’intérêt. C’est difficile d’avoir à se priver de quelque chose qui est très important pour nous. »

Contrairement à ce que l’on cherche souvent à nous faire croire, on peut concilier une vie de maman et une vie de sportive. Les deux sont complémentaires. « Quand je retrouve mon bébé [après le sport], j’ai beaucoup d’énergie à lui consacrer. Je suis une meilleure mère quand je ne passe pas toute ma journée avec Cormac. J’en suis certaine. Je le lis sur son visage. Chaque fois que je rentre de l’entraînement, j’ai de l’énergie à revendre et il est vraiment content de me voir » assure Sophie.

Lorsque notre photographe Alexis Berg a vu Sophie en train d’allaiter au ravitaillement de Courmayeur, il a tout de suite su qu’il fallait immortaliser ce moment, qui représentait à la fois le cran, la détermination et la beauté sans fard du sport. Personne n’avait prêté attention à Sophie jusqu’à ce qu’il s’approche d’elle. « C’est dingue le nombre de personnes qui ont ensuite dit : « elle aurait dû se cacher » déclare Sophie. « Les ravitaillement des ultramarathons regorgent de personnes à moitié nues, qui tombent dans les pommes ou qui soignent leurs pieds. Personne ne s’occupe de ce que font les autres. À part Alexis, le photographe, les seules personnes qui ne regardaient pas leurs pieds ou étaient occupées à s’alimenter et qui m’ont remarquée, étaient les médecins du centre. Ils m’ont proposé des couvertures pour ne pas que je prenne froid. »

Les ravitaillements d’une course ultra sont des espaces sans filtre, très bruts. C’est pour cela que nous les aimons. Ces lieux peuvent apparaître répugnants et beaux à la fois. Toutefois, assez curieusement, alors que nous sommes tous habitués à voir des hommes se badigeonner de vaseline ou uriner n’importe où, la vue d’une femme qui allaite choque toujours certaines personnes. Il est grand temps que le monde s’y habitue.

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